"Les critiques faites à l’idée que l’école devrait
davantage « préparer à la vie » viennent de divers bords. Qu’est-ce qui
l’emporte, entre malentendus, mauvaise foi ou des valeurs différentes ?
La mauvaise foi existe, hélas. Même chez les intellectuels censés
professer et pratiquer la rigueur. C’est l’arme de ceux qui sont sur la
défensive, parce qu’une évolution de la culture scolaire menacerait soit
leurs intérêts, soit leur identité. Bien sûr, il y a des territoires et
des emplois en jeu. Introduire ne fût-ce qu’une heure de droit,
d’économie, de psychologie ou de sociologie au collège et au lycée,
c’est « voler » cette heure à une autre discipline, dont les tenants
pensent déjà qu’ils manquent de temps. La menace identitaire n’est pas
moindre : si l’on voit le monde à travers le prisme d’une discipline
jugée fondamentale, comment ne pas se sentir attaqué dès qu’on envisage
de limiter sa place dans les programmes scolaires ?
À cela s’ajoute un conflit entre les attentes des diverses classes
sociales envers l’école. Comme nul ne peut admettre ouvertement que
toute refonte du curriculum menace ses intérêts ou son identité, il
avance d’autres arguments, en apparence plus altruistes et soucieux du
bien commun. D’où la mauvaise foi. Elle est d’autant plus difficile à
mettre en évidence que choisir ce qui doit être enseigné à l’école et au
collège est une décision extrêmement difficile et lourde de
conséquences. Il ne suffit pas d’être de bonne foi pour tomber d’accord.
Nul ne dit, je crois, que l’école ne devrait pas préparer à la vie.
Ce consensus ne suffit pas, car il y a des divergences majeures sur
trois questions :
- Quel poids donner à la préparation à la vie à court terme par rapport à la préparation à la suite des études ?
- Qu’est-il vraiment important d’apprendre pour se préparer à la vie de jeune adulte ?
- Quelle est la part souhaitable et possible de l’école dans ces apprentissages ?
- Aucune de ces questions n’appelle une réponse simple et catégorique.
Quelles priorités devant le vertige de compétences à construire ? Et qui doit opérer cette hiérarchisation ?
Dans une société individualiste et pluraliste, les seules compétences
que l’école peut et doit développer sont celles qui concernent un grand
nombre de jeunes adultes, par exemple :
- savoir se défendre contre les dépendances, que ce soit à l’égard de substances, de technologies, de croyances, de mouvements sectaires ou des médias de propagande ou de publicité ;
- savoir défendre ses droits, savoir se protéger de l’exploitation, de la spoliation, des injustices, du harcèlement, de la discrimination, des pressions, des chantages, des ingérences dans sa vie privée.
Mettez cette liste en discussion dans n’importe quel groupe, il en
sortira d’autres propositions, non moins raisonnables. Comment choisir ?
Pour les savoirs, le dilemme n’est pas moindre, même si l’on s’en tient
aux bases à partir desquelles on apprendra le reste en fonction des
besoins du moment. Comment se mettre d’accord sur des renoncements aussi
douloureux que nécessaires ? Si l’on veut trouver un consensus, il me
semble indispensable de conduire d’urgence des enquêtes à large échelle
sur la vie des jeunes adultes, sur les situations auxquelles ils sont
réellement confrontés et sur les connaissances et compétences dont ils
ont vraiment besoin.
Dans une démocratie, les finalités de l’éducation fondamentales sont
inévitablement le produit de compromis parfois médiocres entre des
logiques, des éthiques, des valeurs, des idéologies différentes. Mon
livre n’apporte pas de solution, il appelle nos sociétés à s’emparer
sérieusement du problème.
On peut par exemple accepter l’idée d’un socle commun, aussi
réductrice qu’elle paraisse, et tenter au fil des années de rendre son
contenu conceptuellement plus rigoureux et sociologiquement plus
pertinent. Le défaut majeur du socle français de 2006, c’est de se
contenter d’avoir reformulé ce que l’école enseigne déjà depuis
longtemps, sans la moindre enquête sur la vie des jeunes adultes, qu’ils
soient résignés ou indignés, privilégiés ou exclus. Tous sont
confrontés – très inégalement – au monde du travail et du chômage, aux
risques de précarité, voire de pauvreté, aux désordres amoureux et au
divorce, aux évolutions climatiques, à la violence urbaine, à la
globalisation, à la crise économique, à la société numérique aussi bien
qu’à la fragilité du sens de la vie… Se demander comment les préparer
mieux à ces réalités devrait être un préalable à toute réforme des
programmes scolaires.
Propos recueillis par Jean-Michel Zakhartchouk"
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